Interview

Youssouf M’Changama : « La passe décisive, c’est une délivrance ! »

Youssouf M’Changama : « La passe décisive, c’est une délivrance ! »

Interview
Publié le 07/04 à 09:13 - LFP

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Numéro 10 et leader de l’EA Guingamp, Youssouf M’Changama revient sur son parcours atypique de Marseille à la Bretagne en passant par l’Angleterre et la Corse, et évoque sa passion du jeu et de la passe. Entretien avec le « Canto » des Comores.

Vous avez grandi à Marseille. Quels sont vos liens avec cette ville où le football est une passion ?
Je suis originaire de Marseille, plus précisément du quartier de la Savine. Aujourd’hui, je n’y retourne pas très souvent mais j’ai une grande partie de ma famille qui y vit. Lorsque j’ai 2-3 jours libres, je privilégie la récupération et je reste avec mes enfants. Mais dès que j'ai des vacances ou qu'il y a une trêve, je suis à Marseille.

Et c’est de Marseille que vous vient votre surnom de « Canto » !
Les grands du quartier m’appelaient comme ça. Je pense que c’était en référence à la pub TV qui passait à l’époque avec Eric Cantona qui relevait son col. Car je reproduisais le geste lorsque j’étais petit. Ce surnom me suit encore car, à Marseille, personne ne m’appelle par mon prénom à part ma famille. Certains ne doivent même pas le connaître… Là-bas, je suis « Canto ».

La communauté comorienne est très importante à Marseille. Comme vous, de nombreux joueurs de votre sélection y sont issus : Kassim Abdallah, Djamel Bakar…
On se connaît tous depuis l’enfance ! C’est avec eux que j’ai fait mes premières compétitions lors des tournois de quartiers à 7-8 ans. Djamel Bakar vient de la cité la Solidarité, Kassim Abdallah de la Busserine et il y a aussi Ali M’Madi, qui joue aujourd’hui à Epinal, mais qui a été pro à Evian (champion de Ligue 2 en 2011) et au Gazélec. Une partie de la famille de ma mère vient du même quartier que Kassim. Et quand nous avions 6-7 ans, on ne partait pas en vacances à Disney, on les passait chez les cousins dans le quartier d’à côté. Et finalement, nous nous sommes retrouvés en sélection pour jouer la CAN ensemble. C’est incroyable !

Et c’est aussi à Marseille que vous avez tapé dans vos premiers ballons, de la JSA Saint-Antoine à l’OM...
A l’OM, je suis resté de 13 à 15 ans en DH. J’en garde de très bons souvenirs. Même si une fois, en 16 ans nationaux, j’ai décidé de partir à Sedan. J’y ai eu de très bons éducateurs comme Francis Caponi. Il a été mon tout premier entraîneur et c’est lui qui m’a replacé au milieu du terrain car, en jeunes, je jouais devant. Il a vu en moi le joueur capable d’évoluer en 10, en 8 ou plus reculé en 6. J’ai été avec les générations des 89, 90 et 91. Du coup, je connais très bien les frères Ayew, Jordan et André. On était dans la même école. A l’OM, j’ai connu de superbes années. Et puis, on pouvait fréquenter les pros, à l’époque des Didier Drogba, Samir Nasri…Il y avait la grosse équipe qui a été jusqu’en finale de la Coupe UEFA (2003/04).

« Raheem Sterling m’a blessé sur un tacle »

Après cela, votre parcours fait que vous tardez à vous lancer dans le professionnalisme…
Je n’ai pas signé pro à Sedan, même si cela se passait bien, j’y étais capitaine de la réserve. Après, j’ai eu l’opportunité d’aller à Troyes un an mais je n’ai pas non plus signé pro. Je pensais le mériter mais peut-être que pour eux, je n’étais pas prêt… En tout cas, je n’ai jamais lâché et je m’étais fixé des objectifs, comme celui de signer au minimum en National pour lancer ma carrière. J’étais déterminé et prêt à rester sans club. Du coup, je me suis entraîné seul pendant huit ou neuf mois avec le soutien de Cédric Moreira, un ancien de l’OM qui était à l’époque à l’AS Gardanne. Un club avec lequel je faisais l’entraînement du soir en plus de mes entraînements de mon côté. Ce n’est pas une période facile avec le chômage et les parents qui me demandaient tous les jours des nouvelles.

Et vous finissez par rejoindre l’Angleterre. Comment s’est présentée l’opportunité d’aller à Oldham, à côté de Manchester, en D3 anglaise ?
C’est grâce à mon ami Bradley Diallo, qui était avec moi de la génération 90 à l’OM et qui jouait déjà à Oldham. Il a parlé de moi à un agent anglais qui m’a appelé en décembre 2011 pour me demander si j’étais en condition. Et j’ai finalement signé en mars pour finir la saison et enchaîner la suivante.

De cette expérience vous reste notamment une rencontre de FA Cup contre le Liverpool de Gerrard et Suarez...
Je n’ai joué que 5 minutes…car je me suis fait tacler par Raheem Sterling qui évoluait dans mon couloir. Je suis sorti sur blessure (déchirure ligamentaire), ma saison était terminée. Je venais juste de faire une passe décisive. Bref, je me souviendrai surtout que j’ai fait une passe décisive contre Liverpool !

Après cette expérience et un passage en Algérie, vous revenez en France pour une saison à Uzès (National). Ensuite, presque comme une évidence, vous signez votre retour chez vous à Marseille en 2014. Pourquoi ce choix ?
A mon retour en France, mon parcours faisait que les clubs se posaient des questions. Même en Ligue 2, ils voyaient que j’avais le niveau, mais ce parcours atypique leur a mis des doutes. Au début, je ne voulais pas revenir à Marseille. Ce n’est pas forcément facile d’évoluer dans sa ville, avec tous les amis et la famille... Mais Djamal Mohamed, alors directeur sportif de Marseille Consolat, m’a proposé de revenir. Dans un premier temps, je lui ai dit que j’allais y réfléchir et que je reviendrai vers lui. Et c’est ce qui s’est passé. Je lui ai finalement couru après pour revenir à Marseille ! Avec le recul, cela a été une très bonne décision. Être auprès de mes proches m’a fait un grand bien après une période d’éloignement. Ce soutien a même été une source de motivation supplémentaire pour remonter la pente.

Deux solides saisons en National (2014-2016) vous ont permis de découvrir le professionnalisme à 26 ans avec le Gazélec Ajaccio. Quel souvenir en gardez-vous ?
Le Gazélec avait l’ambition de tout de suite remonter donc c’est motivant. J’y ai retrouvé des joueurs, comme Jérôme Lemoigne, qui était le capitaine. Je l’avais côtoyé à l’entraînement à Sedan, sans avoir pu passer le palier du professionnalisme. Et huit ans après, on s’est retrouvé. Mais cette fois, c’était pour jouer avec lui. Du côté du jeu, la Ligue 2 a été la découverte d’un niveau supérieur. Les joueurs y sont davantage préparés alors qu’en National, il pouvait parfois y avoir de l’amateurisme. Dans certains clubs, les joueurs travaillaient à côté et ne se préparaient donc pas à 100% à la performance lors des entraînements.

Justement, quelle importance accordez-vous à l’entraînement pour la mise en place de votre jeu ?
Je reste le plus longtemps possible à l’entraînement. A tel point que l’on est obligé de me dire d’arrêter, de rentrer aux vestiaires ! Il y a toujours des choses à travailler. Pour moi, c’est important, car plus on répète les gammes, plus le cerveau les enregistre. Ça contribue à améliorer la gestuelle. Déjà, à Marseille, lorsque je n’en avais pas eu assez avec l’entraînement ou que je n’étais pas satisfait, j’allais jouer au foot à cinq. Mais ce n’était pas un five pour m’amuser, c'était pour travailler des phases précises de match : sortir d’un petit périmètre, voir avant de recevoir le ballon, etc… Le foot à cinq permet de s’habituer à prendre des décisions encore plus rapidement car le jeu va plus vite. Une fois de retour à 11, cela donne l’impression d’avoir davantage de temps pour agir.

« Sur coup franc, j’ai retrouvé ma gestuelle d’avant ma blessure »

Vous apparaissez comme quelqu’un de perfectionniste, toujours à la recherche du détail vous permettant d’améliorer votre jeu...
J’aime trop le foot ! Je me donne à fond pour que l’on puisse compter sur moi. Je veux montrer l’exemple par mes performances en jouant mon meilleur football. Il n’y a que cela qui permet d’être respecté par ses coéquipiers. Sans cela, on n’a pas de crédibilité. Et si je suis bon, je me dis que cela va rejaillir sur les autres joueurs. Je le fais d’abord pour moi car je ne veux pas être ridicule sur le terrain.

Aux entraînements, accordez-vous une importance particulière aux coups de pied arrêtés qui sont une de vos forces ?
Les coups francs directs, je les travaille à partir du mardi jusqu’au match. Je prends une dizaine de ballons à la fin de l’entraînement, je les place un peu partout sur le terrain et je frappe. Mon objectif est de répéter mes gestes jusqu’à trouver la meilleure façon de tirer, pour faire en sorte qu’en match, cela devienne naturel. Une fois dans la semaine, je m’entraîne aussi avec un mur. Je travaille mes coups francs de cette façon depuis mes 16 ans à l’époque de Sedan. Pour moi, le plus important est de répéter ma frappe pour parfaire mon geste et d’essayer d’en cadrer le plus possible. Peu importe si je marque. Ça ne m’intéresse pas de marquer à l’entraînement… En revanche, si je réussis à bien réaliser ce travail la semaine, je me dis que cela peut fonctionner en match avec l’avantage d’avoir en face un gardien qui me connaît moins bien.

Vous semblez avoir trouvé le bon geste puisque vous avez déjà marqué à deux reprises sur coup franc direct cette saison en Ligue 2 BKT...
C’est vrai, mais il faut savoir aussi qu’au Gazélec j’avais contracté une blessure à un orteil. Cela s’était infecté et je l’ai gardée pendant deux ans et demi. Du coup, je ne pouvais pas tirer comme je le voulais. Pendant cette longue période, j’ai essayé de modifier ma façon de tirer. C’est en arrivant à Guingamp que j’ai pu me soigner avec le travail du podologue. Et à partir de décembre 2019, j’ai retrouvé ma gestuelle d’avant la blessure. Depuis, j’ai mis six coups francs au total : trois avec les Comores et trois avec Guingamp.

Votre impact ne se limite pas aux phases arrêtées à l’En Avant Guingamp. Pouvez-vous expliquer votre rôle au sein de l’équipe ?
J’ai la chance d’avoir la confiance du coach car il a vu que je pouvais apporter à l’équipe. Être positionné plus haut sur le terrain a changé beaucoup de choses pour moi. Lors de ma première saison à Guingamp (2019/20), je jouais souvent à deux 6 ou alors en 8. J’étais alors déjà plus haut et j’avais eu un apport offensif avec 7 passes décisives (en 28 journées). J’aurais pu faire encore mieux si la saison avait été à son terme. La saison suivante, j’ai eu un rôle différent, plus défensif.

Ce n’est pas le cas cette saison, qui est d’ores et déjà votre meilleure sur le plan statistique avec 6 buts et 12 passes décisives en championnat ?
Les lignes de stats ne font pas tout mais, aujourd’hui, je suis content d’avoir des stats, c’est valorisant. D’autant qu’il n’y a qu’à trois reprises dans la saison, contre Sochaux (1-2), Nancy (1-2) et Bastia (2-3), que mes buts et mes passes n'ont pas rapporté de points. Les gens ont été habitués à me voir être décisif. Donc si je ne fais pas ça, ils vont dire que je fais un mauvais match.

« A mon retour de la CAN, j’ai vu que van den Boomen avait enchaîné les passes »

Quel impact a eu sur vous le fait de participer à la CAN en janvier dernier ?
Me dire que j’allais la jouer m’a fait évoluer dans la façon d’aborder la saison. Je savais qu’il me faudrait monter mon niveau de jeu car on ne sait jamais s’il y aura une autre grande compétition à disputer. Je me suis donc préparé à jouer contre le top du top en Afrique, les Mané, les Mahrez, les Koulibaly… qui sont aussi des références mondiales.

Et comment avez-vous géré le retour à l’EA Guingamp après une compétition qui vous a vu briller avec les Comores (8e de finaliste) ?
Quand je suis revenu de la CAN début février, je sentais que j’en avais encore sous la semelle. Je pouvais donner plus à l’équipe. A présent, cela prend forme dans ce système en 3-4-3. Les automatismes se mettent en place et me permettent de savoir quand me projeter vers l’avant. Le coach m’a placé là où je peux apporter le plus à l’équipe avec un rôle défensif qui me permet aussi de lancer les attaques. Il y a encore peu de temps, nous étions dans la sécurité car la période était difficile. Il nous fallait des points. L’objectif était prioritairement d’encaisser moins de buts, ce que l’on est parvenu à faire sur les derniers matchs (6 buts concédés sur les 9 derniers matchs).

Sur un plan plus personnel, savez-vous que vous êtes bien placé au classement des passeurs en Ligue 2 BKT (2e avec 12 passes, derrière Branco van den Boomen 17 passes) ?
Je suis attentif au classement des passeurs. Je suis parti à la CAN et j’ai vu en revenant que van den Boomen (TFC) avait enchaîné les passes. C’est un super joueur de ballon. Et c’est très valorisant pour notre championnat de l’avoir. Il sent le jeu, il joue en une ou deux touches et il tire tous les autres joueurs vers le haut. L’année dernière, Toulouse avait Adli qui pouvait faire de grosses différences et, cette saison, ils ont van den Boomen. Je trouvais déjà qu’il était bon l’an passé. Leur équipe est devenue plus homogène, en faisant des différences collectivement et moins dans les exploits individuels. Et lui s’y retrouve car ses qualités premières sont d’abord la passe et la vision de jeu.

Quel est votre rapport à la dernière passe ?
Ce que j’aime, c’est faire la passe qui va surprendre la défense pour permettre à mon attaquant d’aller au but, de se présenter seul face au gardien. Faire un centre qui dépasse le gardien et sur lequel le coéquipier n’a plus qu’à glisser le ballon dans le but, c’est un kif !

Vous avez déjà marqué 6 buts cette saison. Que préférez-vous entre les deux ?
Tous les joueurs aiment marquer, l’adrénaline que cela provoque, mais la passe, c’est autre chose. Moi, j’aime le beau jeu, les actions bien construites, les passes dosées au millimètre, alors faire une passe décisive, c’est une délivrance ! J’aime marquer pour les sensations que cela procure mais, au niveau du jeu, je préfère donner une balle de but.

Qui doit être le plus attentif à l’autre entre le passeur et le buteur ?
Ils doivent autant s’adapter l’un que l’autre. La connexion entre joueurs est primordiale car si le partenaire n’a pas compris votre intention de passe, c’est compliqué… Comme passeur, je dois prendre en compte le style de mon attaquant. S’il n’est pas rapide, je sais que je ne dois pas chercher en profondeur. Je dois trouver les zones qui vont avantager mon attaquant. Par exemple, Frantzdy Pierrot, je sais que c’est un renard des surfaces et qu'il est bon de la tête donc mon objectif va être de lui permettre d’exploiter ses qualités. Se trouver sur le terrain, réussir de belles actions peut paraître simple mais ça ne l’est pas. Apprendre à parler le même football demande du temps. Cela se travaille à l’entraînement et dans la communication. Je lui dis : « En fonction de ma position sur le terrain, tu sais que je peux te mettre le ballon dans cette zone. Fais-moi confiance. » Ou encore : « Si je suis en bout de course, ne va pas au second poteau ».

Finalement, l’EA Guingamp, avec qui vous disputez votre 3e saison, est un club qui vous permet d’exprimer vos qualités...
Je dis toujours que c’est le meilleur club dans lequel j’ai joué dans ma carrière. C’est une fierté d’évoluer à Guingamp qui, sur les 15 dernières saisons, a gagné deux Coupes de France, fait une finale de la Coupe de la Ligue (2019) et atteint un 16e de finale de Ligue Europa (2014/15). C’est énorme ! Ici, ce sont des mordus du foot ! J’y ai connu la plus belle ambiance à l’occasion du derby contre Lorient lors de ma première saison (février 2020). Et Stéphane Dumont est un jeune coach qui a ce feeling de joueur. Il insiste beaucoup sur notre identité de jeu. Avec lui, tout se fait très naturellement.

A 31 ans, avez-vous atteint une sorte de plénitude ?
Je suis encore tout frais ! Comme on a dit, je ne suis devenu pro qu’à 26 ans. Je ne compte pas m’arrêter. Je veux encore évoluer. On ne va pas dire que ma carrière ne fait que commencer mais en faisant ce qu’il faut, il y a moyen d’avoir une belle longévité.